Tournage: Le dernier jour – matin 4 novembre, 2010
Posté par estermann dans : Lire tout le journal,Tournage jour , ajouter un commentaireUn décor de ruines, une bande de gamins joue au football. Gakik se détache des autres enfants car il vient d’entendre la petite musique entêtante de Schubert. Il se fige un instant et court voir qui joue ainsi. Le jeune garçon est mécanique, il fait les gestes demandés comme un automate.
- Tu sais ce que tu dois faire.
- Oui, je sais : j’écoute la musique.
- Est-ce que tu entends en toi cette musique ?
- Non, pas du tout, j’entends rien.
- Il faut portant que tu l’entendes pour jouer correctement.
- Non! Il n’y a rien dans mes oreilles.
Les gestes de l’enfant sont saccadés. Rien n’y fait, il est là dans ce décor de ruines, cet effondrement, sans la moindre étincelle d’imagination.
- Ils sont tous en fait comme cela les enfants qu’on a choisis, ils n’arrivent pas à se concentrer une seconde. C’est l’influence néfaste de la télé.
- Non, c’est comme tous les enfants du monde entrant dans l’adolescence.
Les gamins courent sous un soleil de plomb.
- Allez chercher de l’eau, demande-t-on au régisseur arménien.
- Oui, oui on envoie le camion.
- Les enfants ont soif, ils courent sous le soleil asséchant. Il n’y a pas d’eau.
Boris, le producteur, court sur la route défoncée, minée de flaques d’eau, sur le sol encore boueux de la pluie d’hier au soir. Il ramène quelques bouteilles pour étancher la soif des enfants qui ont couru sous le soleil.
Encore un problème 3 novembre, 2010
Posté par estermann dans : Lire tout le journal,Tournage jour , ajouter un commentaire- Les propriétaires de la domik veulent une réunion, dit Jennifer affolée.
- Encore, soupire Boris, chaque fois qu’on fait une réunion cela n’aboutit à rien.
- Ils veulent voir les responsables français, et arméniens. Il faut que vous preniez le temps de le faire.
Dans la cuisine de la petite domik, Samson et Arminé affrontent l’équipe. Le mari gêné regarde sa femme, il n’a pas l’habitude d’une attaque frontale. Elle commence, le réalisateur, Lévon, traduit.
- On n’a rien dit jusqu’à présent pour ne pas déranger le tournage, mais vous avez abusé, vous nous avez abusés, pris pour des abrutis.
- On peut vous faire un contrat. Vous dédommager.
- Ce n’est pas ce dont on parle, on parle de respect. Vous avez dépouillé notre maison pour faire votre décor, on a gentiment dit : oui. Le grand-père est très malade, vous avez installé votre actrice à l’étage dans sa chambre pendant quatre jours, vous n’avez jamais dit que vous alliez finir à cinq heures du matin. Vous avez dit on tourne dans la cour et un peu dans la baraque désaffectée, puis vous êtes rentrés chez-nous. Vous avez pris de plus en plus de place.
- Nous sommes désolés, nous pensions que vous aviez signé un contrat.
- Quel contrat ? D’ailleurs, il suffisait de nous dire.
- Oui, on s’est comporté en Occidentaux, presque en Américains.
- Vous auriez dû dire, on n’a pas d’argent, mais on vient avec notre cœur et nous nous aurions été heureux.
Il ne fallait pas expliquer une fois en gros, en une seule fois, ce que cela allait être ce tournage, la place que cela allait prendre dans les vies. Personne ne peut imaginer que c’est cela le cinéma! Quand on dit une scène le temps que cela prend, les différents plans de face, de derrière, de profil et encore…à nouveau… contre champ. Que cela prend la journée, ou la nuit entière, toutes ces heures! Personne ne peut imaginer cette lenteur pour une seconde réellement filmée, gardée.
C’est cet écart-là qu’ils n’ont pas compris, les habitants de la domik, c’est dans cet écart qu’ils se sont sentis, roulés, arnaqués. Entre le temps de l’attente et de l’action, il y a un gouffre. On dit : on va tourner une scène, la scène du seau d’eau et on fait vingt prises : le seau vide, le seau seul. C’est inimaginable ce que peut-être réellement le cinéma pour ceux qui sont devant leur petit écran.
- Dans tout tournage il y a des malentendus, c’est normal, ce n’est pas propre à ce pays-là.
- On s’est comporté aussi comme des Américains avec la même arrogance.
- On était pressé par le tournage, l’angoisse de la pluie, des orages, du vent du Nord, de ne pas pouvoir finir à temps, l’essentiel était le film.
Chacun cherche une justification pour affronter le malaise car on les aime bien Sanson et Arminé, même si quand ils parlent d’hospitalité on ne comprend pas exactement la réelle portée de ce mot.
- Oui, mais l’essentiel est souvent autre part entre l’urgence et la nécessité.
La productrice Jennifer est revenue des domiks avec des pots de confitures à la cerise et à l’abricot plein son sac.
- Tiens prends, c’est pour toi les fruits de notre jardin
La propriétaire de la domik, Arminé, lui tend encore un autre paquet, du papier blanc enveloppant des pâtisseries faites maison le matin même.
- Tiens c’est pour ta mère en France. Prends. Ne sois pas gênée, ici c’est comme cela.
- C’est vrai que le peuple arménien est un peuple étonnant.
- De toute façon on est toujours l’étonnement de l’autre, j’ai fait des tournages au Japon, aux USA, en Irlande, mais le plus complexe, le plus délicat, c’est finalement avec nos voisins les plus proches, les Anglais. C’est avec eux que cela a été le plus difficile, réplique Jennifer.
Tournage: Le dernier jour – après-midi 2 novembre, 2010
Posté par estermann dans : Lire tout le journal,Tournage jour , 2 commentairesUne doublure, un piano emballé et un passage à la télé
Dernière prise, Apolline joue encore et encore cette mélodie entêtante de Schubert, bien droite sur son tabouret. Elle doit regarder Gakik, qui n’est pas là.
- Regarde vers les cordes à linge et imagine.
- Ca ne marche pas bien, je n’arrive pas à sourire aux draps.
- T’inquiète, dit affectueusement son père, je vais faire Gakik.
Et voilà que la doublure la plus chère du cinéma arménien se met en place derrière les draps pour faire rire sa fille. Car dans ce journal, j’ai omis de dire qu’Apolline est la fille de la star arménienne Vardan Pétrossian et d’Ani Hamel.
- Et pendant que j’y suis, reprend Vardan, je peux aussi faire le grand-père.
Apolline rit aux éclats. Ce tournage est aussi une belle histoire de famille.
Maintenant c’est fini, même le personnage principal, le piano, fait ses adieux. Il est emballé dans sa bâche bleue, il repartira à Erevan en camion.
Le film est aussi dans une caisse, prêt à prendre l’avion pour Paris.
- Le film est dans la boîte, maintenant je peux le dire, dit Boris, le producteur, cela fait deux nuits que je fais des cauchemars, des catastrophes naturelles anéantissant le tournage, inondation, tempête, dévastations de toutes sortes….
- Tremblement de terre, continue Lévon le réalisateur. Moi c’est à partir de ce soir que je vais me mettre à rêver, chaque nuit, que le tournage est impossible, qu’une scène n’a pu être tournée et cela toutes les nuits qui vont venir.
Boris et Lévon, le producteur et le réalisateur passent à la télé, une chaîne, Shant (éclair en arménien) qui appartient à la coproduction arménienne.
- Je ferai un bon politicien, dit Boris après sa prestation où il a loué le travail du coproducteur en gommant les difficultés rencontrées.
- De toute façon, on ne peut jamais tout dire et d’ailleurs les problèmes avec le temps qui passe deviennent minuscules, reprend Lévon.
- C’est bien qu’on ait parlé des propriétaires de la domik, Samson et Arminé, comme cela par la télé, le message a le mérite d’être clair.
Après la diffusion du reportage et de l’interview, Samson, le propriétaire de la domik, appelle :
- C’est bien ce que tu as dit à la télé Lov jan (Lévon, mon chéri)
- Oui, Samsom jan, j’ai dit que vous aviez le cœur sur la main, que vous nous aviez ouvert en grand votre cœur et votre maison.
- C’est bien car dans la ville, il y avait des rumeurs. Tu vois… tu comprends, reprit-il gêné.
- Oui, je comprends.
- Toute la ville pensait qu’avec ce tournage, nous avions gagné beaucoup d’argent.
- Oui, maintenant toute la ville sait, que ce petit film n’était pas une grosse production hollywoodienne, qu’il n’y a pas d’argent à donner, à gagner.
- Tu sais bien dans cette ville, tout le monde imagine.
- Maintenant c’est clair. Il n’y aura plus de rumeurs.
Pendant ce temps, une partie de l’équipe est sur la route vers Erevan. C’est l’aube, le paysage est magnifique, des fleurs sauvages bordant les fossés de leur légerté mauve et bleue et les montagnes majestueusement drapées dans le vert des alpages, ourlés d’or.
Il y a deux voitures qui se suivent pour l’équipe technique, c’est à cause des valises, ou plutôt des coffres des voitures arméniennes dans lesquelles on stocke les bouteilles de gaz comme combustible moins onéreux que l’essence. Elles prennent toute la place du coffre. Il est impossible d’entasser un trop grand nombre de valises. Pour quatre personnes, il faut donc deux taxis.
Anne, la scripte, à l’arrière d’une des vieilles berlines, vide son flacon de médicaments contre le mal des transports.
Quand elle sort du taxi à l’aéroport, elle est verte, mais assez fière d’elle d’avoir survécu à la route chaotique et serpentine. D’un pas mal assuré, elle croise, Stéphan, le chef op, plus vert qu’elle!
- Qu’est-ce qui t’arrive?
- Ce sont des malades dans ce pays!
- Leur façon de conduire, reprend Anne, leur façon de doubler en pleine côte sans aucune visibilité.
- Non, il y a pire et je peux te le dire moi qui ai vu pas mal de pays, on atteint ici l’extrême de ce que l’on peut supporter.
- Moi, je ne peux rien dire, je suis tout le temps malade.
- C’est eux les malades! Chaque fois qu’il faisait un dépassement dangereux, le chauffeur avant d’accélérer faisait le signe de croix, et embrassait la Vierge Marie accrochée à son rétroviseur.
Et pourtant sans être Arménien, Stéphan est en quelque sorte du pays, car il porte comme nom de famille Massis, qui est le nom arménien donné à la montagne sacrée, symbole du pays, Ararat.
Tout est Ararat, le vin, le cognac, le pain, les restaurants… mais ceci est une autre histoire que je vous raconterai demain ou après demain, car….
…L’aventure continue…
Chers lecteurs,
Le tournage ne fait pas un film… Un film n’est pas que le tournage, il y a un long chemin à parcourir… bien acheminer les rushs à Paris, le retour de toute l’équipe…. le montage, le mixage…..d’autre lieux, d’autres personnes à rencontrer. C’est ce qui nous attend entre Paris et l’Alsace.
Ester Mann
Le tournage est fini, mais pas le sketch… 1 novembre, 2010
Posté par estermann dans : Comprendre l'ame du pays,Lire tout le journal , ajouter un commentaireL’Arménie est un état… d’âme
- C’est quoi ce bruit ? demande Lévon inquiet.
- La pluie qui tombe sur les toits, répond sa femme.
Non, ce sont tout simplement des pattes de moineaux qui tambourinent sur le rebord métallique de la fenêtre de la chambre de l’hôtel, s’accrochant aux entrelacs de fer forgé, se confondant dans la flore brodée des rideaux.
- Il ne va pas pleuvoir. Le ciel est immanquablement bleu. Maintenant cela n’a plus d’importance, qu’il fasse beau ou qu’il pleuve.
- On n’est plus suspendu aux caprices du temps, le tournage est fini, il y a plein d’hirondelles dans le bleu du ciel. Le réalisateur et sa femme poursuivent cette conversation dans l’intimité de la chambre d’hôtel.
- C’est mieux ainsi, à ne plus se préoccuper du temps qu’il fait, dit la femme.
- Peut-être que cette souffrance du temps, c’est mieux pour le film, dit l’homme.
-Tu as raison le temps c’est comme le bonheur, un bleu éternel c’est ennuyeux.
Les producteurs sont eux aussi sur le départ.
- Tiens! le portail de l’hôtel est fermé!
- Oui, c’est étrange, ils ont mis un verrou. C’est la première fois que je le vois. Le portail n’a toujours été que simplement tiré.
Les valises sont prêtes, elles sont déjà dans le coffre de la voiture.
- On a demandé la note pour le cocktail. Un vrai papier pour les notes de frais pour la production. On a dû le demander cinq fois et je ne sais pas s’ils vont réellement le faire.
- C’est bizarre ce gros cadenas quand même, s’interroge Jennifer en regardant le portail métallique.
Le producteur français, Boris, discute avec le directeur de l’hôtel qui le regarde avec indifférence en fumant son clope, une oreille collée à son téléphone portable. Boris lui tend une liasse de billets. Le gardien arrive en claudiquant, et ouvre grand le portail pour faire passer la voiture qui patientait sur le parking de l’hôtel.
- C’était pour nous enfermer, le cadenas, nous bloquer, ils avaient peur qu’on parte sans payer le cocktail.
- Ils nous aiment et en même temps, ils nous enferment. Ici c’est le pays des extrêmes, l’absolu de la contradiction. C’est à la fois très touchant et exaspérant.
- Je vais te raconter quelque chose qui va peut-être te faire comprendre ce que je nomme le paradoxe arménien et que je ne retrouve pas aussi intensément dans les autres pays.
- Tu crois qu’il y a quelque chose à comprendre? C’est assez opaque leur façon de fonctionner, cela me déstabilise à chaque fois.
- Ecoute. Dans le Caucase, pas seulement ici mais dans toute cette région aride, de pierres et de tourmentes, quand on invitait ses amis, on plaçait une infinité de plats sur la table, tout ce que l’on avait pour qu’aucun centimètre de la nappe ne soit visible. Il fallait montrer que l’on aimait. Et les invités pour montrer leur politesse, leur raffinement, leur amour, mangeaient chez eux, avant de se mettre à la table de leur hôte. Ainsi aucun des convives ne touchait à l’abondance des plats offerts.
- C’est une drôle de coutume et après que faisait-on de toute cette nourriture ?
- On la donnait aux pauvres de la ville, du village.
- Oui, je comprends mieux leur façon d’être.
- Si j’avais le temps, je te parlerais d’une légende qui explique bien le fonctionnement de ce peuple, cela s’appelle La mort de Kikos. C’est pour moi le plus beau conte arménien, le plus éclairant aussi.